" On connaît le magnifique poème de Marceline Desbordes-Valmore, "Par un jour funèbre de Lyon", maintes fois cité sur le Web, et réédité ces dernières années [1] Je le donne ici en complément à L’insurrection des Canuts (1834)
J’ai respecté sa graphie de l’époque pour les mots marqués *
Par un jour funèbre de Lyon
LA FEMME.
Nous n’avons plus d’argent pour enterrer nos morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.
Le meurtre se fait roi. Le vainqueur siffle et passe.
Où va-t-il ? Au trésor, toucher le prix du sang
Il en a bien versé ! mais sa main n’est pas lasse
Elle a, sans le combattre, égorgé le passant
Dieu l’a vu. Dieu cueillait comme des fleurs froissées
Les femmes, les enfants, qui s’envolaient aux cieux.
Les hommes... les voilà dans le sang jusqu’aux yeux.
L’air n’a pu balayer tant d’âmes courroucées.
Elles ne veulent pas quitter leurs membres morts.
Le prêtre est là, marquant le prix des funérailles ;
Et les corps étendus, troués par les mitrailles,
Attendent un linceul, une croix, un remords.
Les vivants n’osent plus se hasarder à vivre.
Sentinelle soldée, au milieu du chemin,
La mort est un soldat qui vise et qui délivre
Le témoin révolté qui parlerait demain…
LES FEMMES.
Prenons nos rubans noirs, pleurons toutes nos larmes ;
On nous a défendu d’emporter nos meurtris :
Ils n’ont fait qu’un monceau de leurs pâles débris :
Dieu ! bénissez-les tous, ils étaient tous sans armes !
Lyon, 4 avril 1834.
Ce poème est le plus souvent mentionné comme extrait du recueil : Marceline Desbordes-Valmore, Pauvres fleurs, Laurent, 1839. Je ne l’ai pas lu dans les deux éditions de 1839 que j’ai pu consulter : Pauvres Fleurs, Paris, Dumont, 1839 - Pauvres Fleurs, Bruxelles, Laurent, 1839. Sans doute figure-t-il dans une des rééditions contemporaines ou ultérieures. Les spécialistes en trancheront.
Le gros volume des Pauvres Fleurs mérite vraiment la lecture. Sous la prosaïque et bourgeoise Monarchie de Juillet, cette belle parole féminine, amoureuse ou maternelle, vibre de sincérité, bien loin du romantisme affecté.
Au cœur de l’ouvrage, on trouvera une brassée de poèmes inspirés par le tragique épisode de 1834. Autocensure oblige en ces temps où il ne fait pas bon se ranger du côté des insurgés vaincus, Marceline ne se prononce pas sur la légitimité ou l’illégitimité de l’insurrection, mais on voit que son cœur va vers ce peuple digne et souffrant. En tout cas, à mots couverts, et souvent découverts, elle dénonce courageusement l’horreur de la répression. Et ces poèmes contemporains de l’insurrection se prolongent de plusieurs appels à la clémence et à l’amnistie.
Voici par exemple le poème dédié peut-être au maître du romantisme du temps, (pour lequel il ne semble pas que la guerre sociale de Lyon, et la sympathie pour les prolétaires, ait été un premier souci !).
A Monsieur A.L
Vous demandez pourquoi je suis triste : à quels yeux
Voyez-vous aujourd’hui le sourire fidèle ?
Quand la foudre a croisé le vol de l’hirondelle,
Elle a peur et s’enferme avec ses tendres œufs
Jugez s’ils sont éclos ! jugez si son haleine
Passe dans le duvet dont se recouvre à peine
Leur petite âme nue et leur gosier chanteur,
Pressé d’aller aux cieux saluer leur auteur !
Et quand le plomb mortel fait trembler chaque feuille,
Et les nids et l’orchestre et les hymnes d’un bois ;
Jugez comme l’oiseau, dont l’instinct se recueille,
Retient avec effort ses ailes et sa voix !
Enfin, si dans son arbre on voit bouger sa tête,
Si pour ne pas mourir il chante encor son cœur,
Poète ! étonnez-vous que l’humaine tempête
Ait trempé tout ce chant d’une étrange douleur !
Sous quelques rameaux verts, jardin de ma fenêtre,
Ma seule terre à moi qui m’ait donné des fleurs,
Rêveuse aux doux parfums qu’avril laissait renaître,
J’ai vu d’un noir tableau se broyer les couleurs :
Quand le sang inondait cette ville éperdue,
Quand la bombe et le plomb balayant chaque rue,
Excitaient les sanglots des tocsins effrayés,
Quand le rouge incendie aux longs bras déployés,
Étreignait dans ses nœuds les enfans* et les pères,
Refoulés sous leurs toits par les feux militaires,
J’étais là ! quand brisant les caveaux ébranlés,
Pressant d’un pied cruel les combles écroulés,
La mort disciplinée et savante au carnage
Étouffait lâchement le vieillard, le jeune âge,
Et la mère en douleurs près d’un vierge berceau,
Dont les flancs refermés se changeaient en tombeau,
J’étais là : J’écoutais mourir la ville en flammes ;
J’assistais vive et morte au départ de ces âmes,
Que le plomb déchirait et séparait des corps,
Fête affreuse où tintaient de funèbres accords ;
Les clochers haletans*, les tambours et les balles ;
Les derniers cris du sang répandu sur les dalles ;
C’était hideux à voir : et toutefois mes yeux
Se collaient à la vitre et cherchaient par les cieux
Si quelque âme visible, en quittant sa demeure,
Planait encore sanglante sur ce monde qui pleure ;
J’écoutais si mon nom, vibrant dans quelque adieu,
N’excitait point ma vie à se sauver vers Dieu :
Mais le nid qui pleurait ! mais le soldat farouche,
Ilote, outrepassant son horrible devoir,
Tuant jusqu’à l’enfant qui regardait sans voir,
Et rougissant le lait encor chaud dans sa bouche…
Oh ! devinez pourquoi dans ces jours étouffans*,
J’ai retenu mon vol aux cris de mes enfans* :
Devinez ! devinez dans cette horreur suprême,
Pourquoi ! libre de fuir sous le brûlant baptême,
Mon âme qui pliait dans mon corps à genoux,
Brava toutes ces morts qu’on inventait pour nous !
Savez-vous que c’est grand tout un peuple qui crie !
Savez-vous que c’est triste une ville meurtrie,
Appelant de ses sœurs la lointaine pitié,
Et cousant au linceul sa livide moitié,
Écrasée au galop de la guerre civile !
Savez-vous que c’est froid le linceul d’une ville,
Et qu’en nous revoyant debout sur quelques seuils
Nous n’avions plus d’accens* pour lamenter nos deuils !
Écoutez, toutefois, le gracieux prodige
Qui me parla de Dieu dans l’inhumain vertige ;
Écoutez ce qui reste en moi d’un chant perdu,
Succédant d’heure en heure au canon suspendu :
Lorsqu’après de longs bruits un lugubre silence,
Offrant de Pompéï la morne ressemblance,
Immobilisait l’âme aux bonds irrésolus ;
Quand Lyon semblait morte et ne respirait plus ;
Je ne sais à quel arbre, à quel mur solitaire,
Un rossignol caché, libre entre ciel et terre,
Prenant cette stupeur pour le calme d’un bois,
Exhalait sur la mort son innocente voix !
Je l’entendis sept jours au fond de la prière ;
Seul requiem chanté sur le grand cimetière :
Puis, la bombe troua le mur mélodieux,
[Et] l’hymen épouvantée alla finir aux cieux !
Depuis, j’ai renfermé comme en leur chrysalide,
Mes ailes, qu’au départ il faut étendre encor,
Et l’oreille inclinée à votre hymne limpide,
Je laisse aller mon âme en ce plaintif accord.
Lyon, 1834. "