suite de Présidentielle, retour sur une analyse : "Maintenant, LA ressource humaine", MANIFESTE, décembre 2005
......D’une part, la plupart des constructions mentales se revendiquant de la transformation sociale le font par revendication de la modernité. Il n’est pas question dans ce propos de la revendication de modernité de ceux qui veulent que tout change pour que rien ne change, à l’instar du « Gattopardo, Le Guépard » (Roman de Lampedusa sur la révolution bourgeoise italienne d’où est tiré le film de Visconti). D’autre part, la plupart des constructions mentales se revendiquant de la tradition, s’opposent le plus souvent à la modernité. De quelle modernité s’agit-t-il ? Cette modernité est représentée pour les uns et pour les autres par les outils nouveaux de la production, et les conséquences de l’organisation du travail et de la vie quotidienne qu’ils entraînent (là encore la réflexion d’Henri Lefebvre sur la « Cité » et le « Quotidien » nous sont précieuses). Cette opposition abstraite (mais qui a des conséquences bien concrètes !) amène les constructions mentales de part et d’autre à des dérives mentales mortelles, à des dé-adhérences par rapports aux besoins humains les plus caricaturales et les plus dangereuses. En même temps, ces constructions sont les moins « folles », c'est-à-dire les plus mimétiques tout en étant les plus absurdes, parce qu’elle inventent des besoins humains préfabriqués, mauvaises copies de l’apparence traditionnelle des besoins humains. Nous l’avons déjà dit, la santé, de l’individu et de l’espèce, est, avant d’être une notion morale, une notion se référant à l’état concret de la vie sous tous ses aspects. Il n’est pas question de définir les besoins humains arbitrairement, ni dans leur multitude, ni dans leurs diversités, les besoins sont comme la vie, ils sont imaginés, en gestation, certains naissent, vivent, meurent, d’autres sont essentiels à l’espèce, dans toute la durée de son existence. Ce qui échappe, par intérêt de leur cause, à ces deux oppositions c’est la question de la durée. Dans une bataille rangée pour la vie, ou pour des privilèges, il est difficile de se retourner pour voir le chemin accompli ou de grimper sur un somment pour discerner l’horizon. De plus il est quand même plus aisé à un privilégié, une classe privilégiée, de procéder à ces opérations, ses moyens en sont grands et la société à son service, bien que sa vue soit elle aussi limitée par ses intérêts à « courte vue », justement. Mais surtout, c’est toujours la question de l’apparence des choses, on focalise sur le visible et celui-ci n’est ni très loin derrière nous, ni très loin devant nous. Il est sous nos yeux, c’est tout.
Ces autres précautions prises, il nous faut comprendre à quel point le poids culturel persiste à travers les millions et milliers d’années de l’existence de l’espèce humaine. Comment pourrait-il en être autrement ? Comment peut-on imaginer que chaque moment de l’histoire ne dépende pas de toute l’histoire de l’humanité et non d’une fraction d’histoire et encore moins une bribe. Ce qui donne l’impression que tout dépend de s’instant précis où l’on place la vanne de détournement ce sont les résultats visibles de l’opération. D’où vient l’eau, le courant, le fleuve nous importe peu. Mais que serait la vanne sans le fleuve ? Si la transformation sociale dépend non de la vanne mais du fleuve qui connaît des transformations en amont, que devient notre prospective dans notre bribe d’histoire.
Il semble de plus en plus évident, au risque de se tromper, que le « Croissant Fertile » (zone du monde où est apparue l’agriculture et lieu de passage et d’échange millénaire) et ce qui s’y passe aujourd’hui reste encore une clef de l’histoire globale de l’humanité. L’histoire de cette partie du monde est déterminée par une multitude d’éléments concrets dont nous ne connaissons qu’une partie. Mais la résultante de ces éléments est un héritage collectif dans lequel l’humain puise encore la psychologie du travail, de la transformation de la nature et de la symbolique qui y est attachée. Cet exemple n’est pas d’ordre de la croyance religieuse, même si la croyance religieuse s’y réfère fréquemment, pour causes d’éléments visibles et connus et pour causes de retransmission générationnelle. Cet inconscient et ce conscient collectif n’est pas le fruit d’un héritage immatériel (mot fort mal employé, puisé des termes religieux et plaqué sur la réalité concrète, mais notre vocabulaire est celui de la culture au moment de l’histoire où nous l’employons), mais d’un héritage impalpable, travail d’une multitude de cerveaux qui se passent le relais. Qui se passent un relais mondialisé, car la diffusion mondiale de l’être humain est plus ancienne que son histoire au sens universitaire du terme. La diffusion des êtres humains dans le monde c’est la diffusion des échanges entre humains dans le monde. La différence avec aujourd’hui, c’est la rapidité et, par rapport à la rapidité des gestes humains, sa quasi simultanéité. Le temps que l’on voit passer, de par notre longévité d’individu et celui qu’on ne voit pas passer sont pourtant en nous tous les deux, c’est le même. Mais aller dire à un enfant tout ce qu’il peut attendre (la mort en fait partie d’une façon sûre, et aucune espèce ne peut exister sans l’instinct de vie) et dans lequel il y a aussi ce qu’il ne souhaite pas, quelle sera alors son espérance, la qualité de son espérance. L’on touche là encore à l’enfance de l’humanité.
Ces quelques lignes n’ont pas l’intention de développer le sujet mais d’éclairer la suite de notre réflexion sur les Tâches du Présent. Il faut les imaginer dans la réalité du présent et la réalité du présent nous devons l’imaginer dans l’histoire de son passé et de son devenir possible, les deux imaginés. Ernst Bloch a une vision tout à fait éclairante de l’incapacité à saisir le présent lequel ne se saisit que quand il devient le passé ou quand il prospecte l’avenir. Lev Vigotski attaque cette réalité sous l’angle de la capacité d’attention, sur les fractions plus ou moins courtes d’action humaine, de parole, pendant laquelle cette attention se porte sur une partie de l’action et n’a pas conscience de ce en quoi elle se décompose, c'est-à-dire le « présent ».
4. QUELLES RESSOURCES HUMAINES ?
pour dépasser l’état existant de la société
La Marseillaise du 3 décembre 2005 donne deux visions sur le capitalisme par deux acteurs de la recherche sur ce sujet. Interrogés par Michel Allione ils axent respectivement leur discours sur « le capitalisme sait s’auto-régler » (Elie Cohen) et « le dépassement du capitalisme se construit au quotidien » (Alain Obadia).
Les deux affirmations sont légitimes. Alain Obadia insiste cependant sur les limites de cette anto-régulation tout en pensant que la crise du capitalisme ne débouche pas automatiquement sur sa destruction.
Comment un socialiste, un communiste d’idée et un démocrate en général, si ce n’est de parti bien sûr, militant du quotidien et de la transformation sociale peut-il s’abstraire de ce questionnement ? Et surtout comment peut-il ne pas mettre en œuvre ses forces pour faire de ce débat un débat populaire débouchant sur des réponses et des actions collectives qui traitent à la fois du quotidien et du devenir.
Mais il y a une troisième question qui conditionne les deux autres et qui concerne l’anthropologie (science qui veut approfondir la connaissance de l’espèce humaine) : quelles ressources l’espèce humaine, l’individu humain possède et peut développer pour créer ce dépassement du capitalisme, de l’état social actuel ?
Stefan Zweig et Walter Benjamin, (grands écrivains autrichien et allemand de langue allemande d’origine juive, anti-nazi, d’inspiration socialiste au sens communiste démocrate et philosophes) dont on ne peut mettre en doute la volonté d’une autre construction sociale s’opposant au capitalisme y ont répondu, in fine, par le suicide, et d’autres encore. Les circonstances de ces suicides avaient pour toile de fond la victoire momentanée d’Hitler. Ont peut imaginer que l’emprise apparemment victorieuse du néo-libéralisme sur le monde, et la morgue de ses animateurs puissent créer un climat analogue, malgré les succès relativement larges mais minoritaires de l’anti-libéralisme et de l’alter-mondialisme. Par exemple, le résultat du référendum du 29 mai 2005 en France contenant un rejet des effets du libéralisme mais pas une construction d’un autre projet, tout en étant gros d’une telle construction.
La réaction que peut engendrer une situation d’échec dans la masse de la population, nous ne la connaissons pas. Mais nous savons qu’il nous est possible d’avoir notre propre action, notre propre foi en des possibilités (optimisme de la volonté dirait Gramsci) humaine et d’agir en conséquence.
Reste que toute possibilité ne peut être mise en œuvre sans savoir, sans connaissance relative de la réalité de cette espèce humaine. Le christianisme primitif (dont le christianisme actuel, sauf exceptions individuelles est bien éloigné) répondait à la question de l’incapacité relative de la mise en commun par une révolution individuelle des mentalités. Il s’appuyait évidemment sur les contradictions du moment et leur exacerbation sous l’occupation romaine, le développement et l’échange marchand entravé et dépravé par ses propres règles etc… Karl Marx, anthropologue de large vision, s’opposant à une connaissance étroite, structuraliste, aux frontières fermées des groupes humains, répondait : ce sont les conditions matérielles de vie qui déterminent les mentalités et les conditions matérielles de vie sont déterminées par le mode de production. Un mode de production induisant la séparation des producteurs en unités isolées (ou vécues comme telles) de producteur-consommateur, induit une morale correspondante. Mais Marx ne dit pas qu’une révolution des mentalités n’est pas nécessaire pour faire évoluer et transformer un mode de production. Mettre en opposition irréductible christianisme et marxisme c’est ignorer ce qu’ils peuvent contenir de commun, sans nier l’utilisation de ce commun par les forces conservatrices, Vatican et Etats en tête, et au côté, objectivement, de la stratégie mondiale du capital.
Citons Henri Lefebvre sur cette question : « …..Pour illustrer ce mouvement dialectique : acte créateur---œuvre crée, nous avons pris précédemment un fragment de la longue histoire d’une des plus belles œuvres humaines : la cité. Nous avons constaté la différence fondamentale (datant de la fondation et du fondement) entre polis [cité grecque] et urbs [cité latine]. Dans cette période, le dire et le faire, ne se séparaient pas encore. Nommer et désigner le naissant pour qu’il crût [grandisse] était un acte. La solennisation religieuse et les rites de fondation n’étaient pas des mises en scène, mais des manières d’accepter les risques de la situation créée, de s’engager à maintenir l’œuvre nouvelle, à éterniser et à s’éterniser en elle. Le sacré avant de s’institutionnaliser, bien avant de devenir attitude et comédie, et de justifier l’appropriation privative par les maîtres de l’œuvre commune au peuple entier, accompagnait la fondation. Le fondateur, le fondement, le fondé, se discernaient mal. Remontons encore vers les sources ; essayons de mieux saisir à la fois l’unité originelle et les scissions qui s’opérèrent au sein de cette unité. Scissions à la fois génératrices d’histoire, produites par une histoire, épisodes de la production de l’homme par lui-même à partir de la nature, à la fois aliénantes et fécondes….. »
A ce point, je redis ce qui à mon point de vue constitue les caractéristiques essentielles du moment et qui constitue le réel sur lequel nous devons agir :
-L’outil de production qui est constitué par ce qu’on appelle « la pensée artificielle », et ceci dans un système de production mondialisé.
-L’encadrement monarchique du travail par l’organisation capitaliste, contraignant à une réduction du rôle de la pensée dans l’activité humaine
-La contrainte naturelle de la maternité réduite à une contrainte sociale induisant une domination de l’homme sur la femme. La mutilation de l’activité et de la mère et de la femme comme modèle des rapports sociaux dans toute la société.
Ensuite vient la mise en œuvre d’un projet alternatif à cette réalité. S’ouvre alors un autre débat : la question de la construction d’une contre-société ou de l’évolution interne de la société, la rupture ou l’évolution, les institutions ou la rue etc. ; « les deux méthodes», celle de Jaurès et celle de Guesde, la révolution ou la social démocratie, se réclamant malgré tout toutes les deux du commun et du social.
Oui, c’est une contradiction dialectique et non antagonique qui existe entre ces deux méthodes.
C’est aussi l’avis de Jaurès quand il caractérise le rôle des différentes fractions de la révolution française.
Et Gramsci la croit possible dans une même organisation au moment de la discussion au sujet de la scission de la social démocratie italienne pour créer le PCI.
C’est cependant l’état des forces productives qui détermine dans le moment historique le rapport entre les deux méthodes et ses « fluctuations ».
A la fin d’un système de production qui induirait une fin d’empire, le contenu des « deux méthodes » demande une qualité d’analyse et d’action en cohérence; une analyse qui fasse sienne l’histoire de l’humanité, des origines de la transformation de la nature par le travail à une prospective des devenirs possibles.
Chaque fois que « gestion » et « lutte de classe » se sont rencontrées de grands progrès ont été accomplis, chaque fois qu’elles se sont séparées, de grandes régressions se sont produites. Les « fins » d’empire, de système de production, ne sont pas mécaniquement synonymes de nouveaux progrès humains. Ce sont les ressources de l’espèce humaine et leur mise en œuvre qui déterminent la suite. Ces ressources et les activités multiples et diverses qui en découlent sont celles d’une espèce pensante. Nous en revenons donc à la question anthropologique du début : quelles ressources l’espèce humaine, l’individu humain possède et peut développer pour créer ce dépassement du capitalisme, de l’état social actuel ? Mieux connaître l’humain c’est mieux connaître ce que nous pouvons faire et comment pouvons-nous le faire. C’est finalement une question qui ne s’éloigne pas trop d’un christianisme primitif plombé cependant par le mal débutant de son temps, le patriarcat. Comment le modèle familial de domination de la femme ne reproduirait-il pas cette normalité malade, au travail et dans toute l’activité de la société ? Et comment le mépris de la femme-mère-productrice aliénée qui peut régner par rapport à la hiérarchie familiale et apparaît en particulier dans les milieux les plus pauvres oppressés par la religion (mais existe partout), ne conduirait-il pas à la violence destructrice de cette société ; tant par la généralisation et le transfert du mépris sur la société que par l’inconscient collectif de sa propre image dans le miroir de cette société ? Comment construire une conscience du producteur-consommateur qui conduise ce dernier aux choix sains de comment produire et comment consommer les biens dits matériels comme les biens dits spirituels dans un milieu où santé n’est pas seulement une question morale mais avant tout une question d’état naturel et social assurant la vie et le développement de l’espèce humaine dans son milieu, en développant les valeurs qui correspondent à ce mouvement ?
Mais attention, la réflexion sur « les deux méthodes » reste marquée par une vision du succès ou le l’échec du moment d’une application ponctuelle d’une méthode. Elle tend à reproduire mécaniquement l’une ou l’autre des dominantes passée.
5. Tableau d’un sens de l’échange,
d’un choix de société.
« Si l’antique monde paysan qui a légué à la bourgeoisie naissante -au temps où celle-ci fondait ses première industries- la volonté de posséder et de conserver, mais non le sentiment religieux qui lui était attaché, n’était-ce pas justice de s’en indigner et de la maudire ? »
Pier Paolo Pasolini, Théorème.
6. Bibliographie
Benjamin Walter, Sur le concept d’histoire, Œuvres III, folio essais, 2000.
Bloch Ernst, L’athéisme dans le christianisme, Gallimard, 1978.
Garo Isabelle, Marx, une critique de la philosophie, Seuil, points, essais, 2000
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Jaurès Jean, De l’éducation, Nouveaux Regards et Syllepse, 2005.
Lefebvre Henri, Métaphilosophie, Syllepse, 2000.
Marx, Manuscrits de 1844, GF-Flammarion, 2002.
Pasolini Pier Paolo, Théorème, folio, 2001.
Paul, Epîtres, Le nouveau testament, folio classique, 2001
Schwartz Yves et Durrive Louis (collectif, sous la direction de), Travail et ergologie, Octarès, 2003.
Schwartz Yves, Le paradigme ergologique ou un métier de philosophe, Octarès, 2001.
Sève Lucien, Marxisme et théorie de la personnalité, Editions Sociales, 1981.
Sève Lucien, Une introduction à la philosophie marxiste, Editions Sociales, 1980.
Spire Arnaud, La pensée-Prigogine, Desclée der Brouwer, 1999.
Université de tous les savoirs, Le cerveau, le langage, le sens, volume 5, Poche Odile Jacob, 2002.
Vigotski Lev, Pensée et langage, La Dispute, 2002.
Guesde et Jaurès, supplément de l’Humanité Hebdo des 19 et 20 novembre 2005.
Elie Cohen et Alain Obadia, La Marseillaise du 3 décembre 2005.
Pierre Assante,
Marseille, décembre 2005
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