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28 mars 2020 6 28 /03 /mars /2020 13:39

 

Bruno ODENT a eu un entretien avec Frédéric Boccara

publié dans l'Humanité des 27 -28 et 29 mars 2020.

 

Frédéric BOCCARA est spécialiste des multinationales et membre du CESE (Conseil Economique Social et Environnemental)

Économiste et dirigeant du PCF, Frédéric Boccara travaille comme chercheur, statisticien public sur la prévision et la conjoncture. Il est titulaire d’un doctorat sur les multinationales « dans la révolution informationnelle et la globalisation financière ».
Il est devenu en 2015 membre du Conseil économique, social et environnemental (Cese), qu’il a intégré en tant que personnalité qualifiée.

Membre des Économistes atterrés, il vient de publier sur leur site, avec Alain Tournebise, "Le coronavirus précipite la crise, il ne la cause pas."

L’économiste et dirigeant du PCF montre comment la crise sanitaire a accéléré le déclenchement d’un krach, produit de la financiarisation de ces dernières années. L’urgence d’un changement aussi révolutionnaire que salutaire émerge face à la pandémie et à la domination des marchés financiers.

Quelle est la nature de la crise engagée ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : On a deux crises siamoises, inséparables : sanitaire et économique. Et une crise de civilisation. Le virus est un catalyseur d’une crise économique qui avait commencé avant le déclenchement de l’épidémie. Un ralentissement était déjà en cours depuis début 2019. Le 7 février dernier, mon rapport aux rencontres internationales pour une autre mondialisation alertait publiquement sur cette crise. C’est une suraccumulation financière qui est en train d’éclater.

La double crise exprime la domination du capital, avec sa logique, ses pouvoirs, son coût. Si la pandémie a tant d’effet sur l’économie, c’est que, comparée à la valeur des richesses créées, la masse de capitaux financiers accumulés est énorme (voir le graphique ci-dessous – NDLR) et qu’un effondrement était imminent.

La domination du capital explique largement le retard pris dans l’adoption de mesures de santé publique adéquates, voire leur insuffisance irresponsable. L’expérience de la Chine qui a su, semble-t-il, faire le choix d’arrêter nombre de productions sans se soucier des profits, aurait dû nous éclairer. Mais nos gouvernants ont été obsédés de ne pas inquiéter… les marchés financiers ! Et ils restent focalisés sur l’idée de faire travailler, car il faut produire du profit ! À tout prix.

Depuis des années, cette obsession du capital financier pour son rendement et son profit s’est opposée aux dépenses sociales et au développement des services publics. Cela a totalement fragilisé notre système de santé dont la dégradation et les défaillances sont si patentes.

«L’expérience de la Chine, qui a arrêté nombre de productions sans se soucier des profits, aurait dû nous éclairer !»
Le plan d’urgence français est-il à la hauteur ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Non, la « rallonge » budgétaire, malheureusement votée il y a une semaine à l’unanimité par les députés en première lecture, est essentiellement tournée vers le soutien au capital et aux profits. Il n’y a presque rien pour l’hôpital : 2 milliards d’euros, alors qu’il en faudrait sans doute 10, et que le mouvement des personnels de santé en réclamait déjà 4 avant la crise du coronavirus ; rien vers la filière industrielle de la santé (respirateurs, masques, médicaments, réactifs pour les tests, etc.). On y trouve quelques concessions à la nécessaire sécurisation des revenus et à la préservation des collectifs de travail, avec les mesures de chômage partiel, mais de façon bien trop limitée (85 % du salaire) et, surtout, temporaire.  Ce n’est donc pas un plan d’urgence budgétaire sanitaire.

L’austérité continue à tuer. Et les inégalités sociales font des ravages. Le soir à 20 heures, en même temps qu’on applaudit les soignants, ne faut-il pas crier « de l’argent pour l’hôpital, pas pour le capital » ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Il faut récuser « l’union sacrée » et ne pas séparer ces questions économiques de la question démocratique et des libertés, avec l’état d’urgence. Ce sont deux faces de la même pièce.

Sur le plan européen, on assiste pourtant à l’injection massive de liquidités par la BCE ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Oui, mais sans rien changer aux critères d’achat des titres ou d’attribution des prêts. Les règles fondamentales du capitalisme financier sont maintenues. On laisse faire. Cet argent devrait immédiatement aller à l’hôpital, à la recherche médicale, aux services publics (avec un fonds d’urgence) et à la filière industrielle de la santé. Mais ces liquidités vont surtout être absorbées par des opérations destinées à regonfler la valeur des titres boursiers.

Des plans de relance d’une dimension jamais vue sont cependant aussi engagés outre-Atlantique et outre-Rhin ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : L’ampleur de ces plans montre la violence du choc qui se prépare. Cela peut soutenir un peu la demande. Mais mettre plus pour faire la même chose ne convient pas. Il y a une question de contenu : capital ou services publics ? Valeur des titres boursiers ou emploi, salaires, production, recherche, investissement ?
En France, le ministre des Finances, Bruno Le Maire, dit « pas de tri » pour les aides. Quelle éthique folle ! Il faut des conditions sur l’utilisation de l’argent, un suivi. La crise impose une démocratie nouvelle.

Bruno Le Maire annonce une austérité décuplée demain pour rembourser la dette, et que l’État devrait renoncer aux rentrées d’impôts des entreprises. Open bar pour le capital ? Il faut des conversions de dette, des non-paiements de dividendes, des taux très négatifs, et, ceci, avec d’autres contreparties. Bref, baisser le coût du capital à mesure que les (grandes) entreprises contribuent d’autant plus aux services publics, à l’emploi, à l’investissement utile et efficace.

Quelles pourraient être les conséquences du krach boursier entamé ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Le gonflement de capital financier est plus important encore qu’en 2007. Or, les effondrements boursiers ont un terrible effet réel. Les patrons vont licencier pour préserver leurs profits. C’est très violent. Les mesures, comme lors du krach précédent, visent surtout à regonfler le capital. Observant cette fuite en avant, Paul Boccara avait annoncé une probable rechute une dizaine d’années après. Nous y sommes. Ce sera beaucoup plus grave, disait-il…

Des nationalisations sont envisagées en France, en Allemagne, voire aux États-Unis. Faut-il y voir un début de recul des dogmes libéraux ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Il y a un véritable besoin. Mais on nous refait le coup des nationalisations temporaires, sans changer la logique de ces entreprises. Nationaliser temporairement et obéir à la dictature du profit pour privatiser demain et laisser faire le marché ne règle rien !

Que faire alors ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Sur ce front des nationalisations, il faut imposer aux firmes secourues d’autres critères de gestion que la rentabilité financière. Il faut aussi des institutions publiques pour une planification stratégique, avec des engagements chiffrés, au lieu de mots démagogiques sur la souveraineté.

De même, une autre sélectivité du crédit et la démocratie sont décisives. On pourrait créer rapidement un fonds européen d’urgence pour la filière santé et les services publics, financé par la BCE. Sa mission : apporter des ressources aux différents systèmes de santé solidairement dans chaque État. Le fonds serait géré démocratiquement. La France peut en créer un sans attendre, appuyé par la Caisse des dépôts refinancée par la BCE. Côté bancaire, les taux sont certes bas, mais restent élevés pour les trésoreries des PME/ TPE, et beaucoup de projets ne sont pas appuyés. Il faut des taux bonifiés sélectivement pour les investissements créateurs d’emplois, de richesse réelle. Et pratiquer, à l’inverse, des taux très élevés pour les prédations d’entreprises, les investissements spéculatifs, ceux qui délocalisent ou suppriment des emplois. Là, on orienterait autrement la réalité économique, avec l’appui d’institutions démocratiques nouvelles contrôlant l’utilisation de ces crédits.

Enfin, pour une humanité commune, il faut financer les biens publics et communs mondiaux (santé, climat, énergie, etc.) et l’emploi. Et, pour cela, se libérer de la domination du dollar. L’urgence d’une monnaie commune mondiale, à partir des droits de tirages spéciaux du FMI (c’est-à-dire un panier de devises de toute une série de pays) doit être mise sur la table.

Faut-il sonner l’heure de la démondialisation ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Macron invoque une « rupture », laissant chacun y entendre ce qu’il veut. C’est le rideau de fumée pour préparer le pire au service du grand capital. Il faut une autre mondialisation, de partage et de coopération. Démondialiser serait une folie, au moment où on voit la nécessité absolue de la coopération internationale, où des tensions militaires surgissent de partout. La question, comme toujours, c’est le contenu, la maîtrise.

Prenons les multinationales pharmaceutiques : les travailleurs y co-inventent et coproduisent des médicaments entre plusieurs pays. En ce sens, elles remplissent une fonction nécessaire : partage des ressources financières et informationnelles pour coproduire. Mais elles le font de façon perverse : au service du capital qui les domine, visant avant tout le profit, par le monopole des richesses, des connaissances et de leur utilisation, au lieu de les partager. Il ne faut pas casser cette fonction, mais changer radicalement son contenu. Pour cela, on peut développer des réseaux non capitalistiques de coproduction et de recherche, ou des conationalisations internationales. Il y a besoin de tous autres traités internationaux d’investissement et d’échange, et de nouvelles institutions publiques internationales.

Quelle pourrait être, en France, la physionomie de vraies mesures d’urgence ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Un plan d’urgence doit commencer immédiatement à rompre avec la domination du capital. Il ne s’agit pas d’attendre le « jour d’après » pour changer de logique. C’est à la fois révolutionnaire et réaliste. Il serait élaboré et proposé face aux mesures Macron-Philippe. Il pourrait comprendre les volets suivants, avec une cohérence entre objectifs, moyens et pouvoirs.

Des objectifs pour dépister, appuyer l’hôpital (embauches, constructions en urgence, formations, etc.), soutenir la recherche (vaccins et traitements), mobiliser la production (respirateurs, réactifs pour les tests, vêtements médicaux, gants, masques, médicaments, etc.).

Des moyens pour arrêter la production et le travail non essentiels et maintenir les droits et institutions démocratiques protégeant les travailleurs, lever les modifications régressives du Code du travail, soutenir le pouvoir d’achat (chômage partiel à 100 %, suspendre des dépenses pré-engagées des ménages et des PME/TPE : loyers, remboursements d’emprunt, etc.) ; aller vers un dispositif général de sécurisation de l’emploi, de la formation et du revenu ; créer un fonds doté de 50 milliards d’euros (dans un premier temps) pour financer ces actions avec une contribution monétaire (BCE, et Caisse des dépôts) et des impôts de solidarité sur le grand capital ; libérer les dépenses des communes.

Enfin, des pouvoirs pour mettre en place des instances démocratiques régionales de suivi
comme de contrôle de la mise en oeuvre du plan et de l’utilisation de cet argent avec les représentants des salariés et les élus.

C’est faire émerger un autre modèle de société pour sortir de la crise ?

FRÉDÉRIC BOCCARA : Nos sociétés sont minées par l’économie capitaliste et une anthroponomie du libéralisme, imposées à la planète depuis l’Europe occidentale et les États-Unis. Notre monde crève de la scission entre l’argent et la cible de son utilisation. Laquelle est subordonnée à la recherche de la rentabilité financière maximale. C’est cela le capital : tout est réduit à une masse de valeur cherchant à valoir plus, « l’argent pour l’argent ».

Notre civilisation est menacée dans ses fondements par l’exacerbation de cette scission entre l’argent et les services publics, l’argent et la production, l’argent et la démocratie, l’argent et les besoins humains ou écologiques. L’argent devrait être vu comme un levier politique. C’est tout le système de pouvoir et de valeurs qu’il faut commencer à changer.

Entretien réalisé par BRUNO ODENT

 

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Le Recueil "20 thèses" :

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